Bela Lugosi
J’ai redescendu Columbus Avenue en mangeant mon sandwich et je me suis dirigé vers la morgue. Je venais de me rappeler un autre endroit où j’arriverais peut-être à trouver des balles. J’y allais au jugé, mais tout ce que je faisais à l’époque je le faisais au jugé ; et ça commençait le matin au réveil. J’avais une chance sur cinquante d’aller pisser le matin sans m’en foutre une demi-vessie sur les pieds, si vous voyez ce que je veux dire.
J’avais un ami qui travaillait à la morgue. Il avait un pistolet dans le tiroir de son bureau. Quand j’ai rencontré le gars, ça m’a d’abord paru bizarre. Parce qu’enfin, c’est vrai, qu’est-ce qu’on peut bien foutre d’un pistolet dans un endroit plein de gens refroidis ? Il y a tout de même assez peu de chances pour que Bela Lugosi et quelques amis à lui, Igor par exemple, entrent là-dedans par effraction et se tirent en emportant quelques macchabs pour les ramener à la vie.
Un jour, j’ai demandé à mon ami, pour le pistolet.
Pendant quelques minutes, il n’a rien dit.
Il gambergeait ferme.
« Un jour, ils ont amené le cadavre d’un type qui tuait les gens à coups de hache, finit-il par m’expliquer. Un gars qui avait été descendu par la police après avoir décapité tous les joueurs pendant une partie de cartes qui se tenait dans son sous-sol tous les vendredis soir depuis vingt ans. Il était en train de cavaler dans la rue en faisant tournoyer sa hache quand la police lui a balancé huit balles dans le buffet. Quand la police l’a apporté ici, il m’a paru vachement mort ; mais ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. J’étais en train de le mettre au frigo quand, tout d’un coup, il s’est redressé et il a essayé de me couper la tête avec sa main. Il croyait encore avoir sa hache. Je lui ai fichu un coup sur la tête avec une cuvette à dissection ; ça l’a calmé. Il était mort pour de bon quand la police est revenue après mon coup de téléphone.
« J’étais dans une situation embêtante parce qu’ils n’ont pas voulu me croire. Ils ont cru que j’avais bu un verre ou deux et que j’avais tout inventé.
« Alors j’ai dit : " Non, les gars, vous m’avez apporté quelqu’un qu’était pas mort. Exactement ! Ce fils de pute gigotait encore. "
« Alors ton ami Rink, qui se trouvait avec eux, m’a fait : " Ecoute, Pilon, je vais te poser une question. "
— Vas-y, je lui fais.
— Et je veux que tu répondes à ma question aussi sincèrement que possible, d’accord ?
— D’accord, je lui fais. Envoie.
— Oui ou non, vois-tu des tas de trous dans ce fumier ?
— Ouais, je lui fais.
— Est-ce qu’il est mort, là, maintenant ?
— On était tous là autour du corps. Il ressemblait tellement à une passoire que c’en était ridicule.
— Ben oui, je lui fais.
— Tu es bien sûr qu’il est mort ?
— Sûr sûr, je lui fais.
— Sûr sûr ? que me fait Rink.
— Sûr sûr, je lui fais.
— Alors arrête ton char, il me fait.
— Vous me croyez pas ? je lui dis.
— Si, si, on te croit, il fait. Mais ne le dis à personne. Si j’étais toi, je ne le dirais même pas à ma femme.
— J’suis pas marié, je lui dis.
— Alors raison de plus.
« Et puis ils sont partis.
« Us m’ont tous reluqué avant de partir. Moi, j’ai bien compris ce qu’ils avaient dans le crâne, mais enfin, y avait pas de doute : ce fumier était encore vivant ; du coup, je n’avais pas envie de prendre encore des risques avec les autres morts, tous les assassins, les voleurs de banques et les obsédés qui arrivent ici. On ne sait jamais quand ils ne sont pas morts, s’ils jouent juste la comédie ou s’ils ont perdu connaissance ou je ne sais quoi, et s’ils ne vont pas vous sauter dessus sans prévenir ; c’est pour ça que je me suis trouvé le pistolet que j’ai là dans le tiroir du bureau. La prochaine fois : PAN ! »
C’était là que j’allais emprunter les balles dont j’avais besoin.
J’allais les demander à mon ami Pilon qui travaille à la morgue et qui a un pistolet dans un coin pour tirer sur des morts.